L’hypnose pour l’aventure et le quotidien.
Après avoir réalisé le premier tour du monde en ballon, le psychiatre et explorateur Bertrand Piccard vient de faire le tour du monde aux commandes d’un avion solaire. Pour relever ce défi tout comme pour accompagner ses patients, il utilise l’hypnose. Cette technique lui permet de se recentrer et de mobiliser toutes ses ressources, ainsi que diminuer drastiquement son temps de sommeil pendant plusieurs jours de vol solitaire… Le 24 avril 2016, Bertrand Piccard atterrissait à San Francisco, après une traversée de soixante heures aux commandes de Solar Impulse 2, sans autre carburant que le soleil. Il s’agissait de la dernière étape d’un tour du monde entamé à l’été 2015. Une traversée du Pacifique qui s’est effectuée sans possibilité de se poser en cas de problème technique! Pour sa préparation comme pour son temps de vol, Bertrand Piccard a employé l’hypnose, une technique à laquelle il s’est formé lorsqu’il était jeune psychiatre et qui l’aide autant au quotidien et dans ses soins que pour accompagner ses patients. L’explorateur ne perd jamais une occasion d’évoquer cette précieuse ressource. Car pour pouvoir réaliser un vol d’une aussi longue distance en solitaire, il ne dort pas réellement. Il utilise des transes hypnotiques de 20 minutes de nombreuses fois par jour au lieu de s’assoupir réellement. En 2013, au cours d’une simulation de vol, le tracé de son électroencéphalogramme témoignait du fait que le psychiatre s’était contenté de 1 h 10 de sommeil dont 10 minutes seulement de sommeil profond au cours des 56 premières heures de la simulation de 72 heures ! « Normalement, au cours d’une période de 72 heures, vous devriez dormir de temps en temps, indique son ami le psychologue et hypnothérapeuthe Bernhard Trenkle. Mais au lieu de ça, Bertrand utilise des pauses de 20 minutes, ce qui le maintient dans un état de grande fraîcheur. Quand les gens s’endorment, ils le font sur une longue période de sept heures d’affilée », précise l’intéressé. Mais si vous voulez dormir moins, il ne faut pas dormir 3 minutes ou une heure d’affilée. Sinon, vous êtes allé trop longtemps dans le sommeil et vous ne vous sentez pas en forme quand vous vous réveillez. IL NE DORT MÊME PAS, OU PRESQUE… Vingt minutes, c’est le temps de sommeil efficace pour un dormeur polyphasique, une personne capable de se contenter de 4h30 à 5h de sommeil par 24h sur une longue période sans dette de sommeil. Une course à la voile en solitaire par exemple. Car cette manière de dormir est la règle chez les navigateurs de compétition. Chez eux, le sommeil est fractionné volontairement au cours du jour et de la nuit. Mettant à profit leur connaissance fine des cycles de sommeil – sommeil léger, sommeil paradoxal, sommeil lent puis profond –, les dormeurs polyphasiques ont appris à se contenter essentiellement des phases les plus efficaces, autrement dit les deux dernières. C’est ainsi qu’ils multiplient les courtes séquences d’assoupissement au cours de la journée, voire de la nuit, au lieu de cumuler de longues heures nocturnes. Le résultat est une diminution de plus d’un tiers du temps de repos tout en maintenant une vigilance intacte. Pour faire comme eux, il suffit de s’autoriser à s’allonger aux premiers bâillements qui signalent la porte d’entrée des phases les plus efficaces de sommeil, même en pleine journée, et de se lever dès que la vigilance
revient, soit 20 minutes plus tard. La méthode, également utilisée dans les entreprises japonaises, est efficace, certes. Elle accélère largement la récupération, mais ce n’est pas celle du pilote et psychiatre.Car lui fait encore mieux ! Il ne dort même pas, ou presque… Les nouvelles méthodes d’imagerie cérébrale l’ont en effet démontré : même si une hypnose très profonde a toutes les apparences du sommeil, elle est à la fois différente de ce dernier et distincte de l’état de veille. « Le corps peut dormir, recevoir l’encouragement de dormir complètement, tandis que l’esprit reste alerte pour surveiller les instruments de navigation. Le mot hypnose, issu du grec hupnoein, qui signifie « endormir », paraît donc mal choisi… Il s’agirait plus d’un processus d’éveil que de sommeil. Et si l’hypnose est différente du sommeil, elle l’est également de la méditation car ne visant pas le silence de la pensée. « C’est beaucoup plus actif », insiste Bertrand Piccard. « Vous vous focalisezsur des sensations, des phrases. Vous donnez aussi parfois des ordres à vos émotions. Vous faites des visualisations. » C’est par ces techniques qu’il peut se relaxer très rapidement et entrer en état de repos du corps tout en continuant à veiller à la bonne marche de son appareil.
UTILISER NOS RESSOURCES PLUS EFFICACEMENT
Ces techniques sont-elles accessibles à tous ? Pour le moment, les méthodes utilisées spécifiquement par l’explorateur n’ont pas été rendues publiques, par choix. « Le but de Bertrand est d’aller très vite en état de transe hypnotique profonde », justifie Bernhard Trenkle, « si quelqu’un le fait dans sa voiture, ce peut être dangereux ». En revanche, tout le monde peut apprendre les techniques hypnotiques pour gérer ses émotions, visualiser des situations positives dans le futur, dans la perspective d’une épreuve ou d’un examen, ou visualiser des solutions en cas de crise. « La gestion du sommeil n’est qu’une petite application de l’hypnose », insiste Bertrand Piccard qui n’oublie jamais qu’il est aussi un soignant. « Cette dernière peut être utilisée pour soigner l’anxiété et certaines sortes de dépressions. C’est une manière d’utiliser nos ressources plus efficacement. Les gens sont saturés par leurs habitudes, leur conditionnement intellectuel. Avec l’hypnose, vous pouvez lâcher ça et aller dans l’inconscient, avoir accès aux émotions positives et aux solutions ». L’inconscient, source de solutions ? Pour la psychanalyse, il s’agirait plutôt d’une poubelle dans laquelle s’entassent les problèmes non réglés et autres souvenirs refoulés. C’est dans cette idée que Bertrand Piccard a été formé avant de découvrir, par l’entremise de l’hypnose, qu’il s’agissait d’une gigantesque bibliothèque de potentiels, de solutions, d’émotions positives et de créativité. L’hypnose, Bertrand Piccard l’a fantasmée presque comme tout le monde en lisant Les Cigares du Pharaon de Hergé et en regardant Le Livre de la Jungle de Walt Disney, dans lesquels un fakir ou un boa tentent d’endormir le héros contre son gré par la suggestion…Puis il en a fait une première expérience involontaire pendant ses études : parti un dimanche à la montagne avec des amis, il essaya de réviser ses cours de biologie tout en participant aux conversations de ses amis qui chantaient, écoutant un disque de Leonard Cohen. C’est à ce moment qu’il réalisa que son cerveau pouvait réaliser plusieurs tâches au même moment… La note maximale qu’il obtient le lendemain lui confirma qu’il s’était passé quelque chose de spécial. « À la suite de cette expérience, pour toutes mes préparations aux examens de médecine, j’ai écouté deux disques de Leonard Cohen des milliers de fois à faible volume, sur automatique, pour me mettre dans cet état-là. » Ce n’est que lorsque le jeune médecin entreprit sa formation d’hypnothérapeuthe qu’il réalisa ce qui s’était passé quelques années plus tôt. Cette double stimulation de la musique et de son sujet d’étude lui avait permis de focaliser son attention et de se dissocier du bruit extérieur… « La meilleure manière de définir l’autohypnose, c’est de dire que normalement votre attention est portée sur l’extérieur : ce qu’on voit, ce qu’on sent, ce qu’on touche, etc. Dans l’hypnose, on retourne ce regard vers l’intérieur. Comment je respire, comment mon corps se tient, à quoi je pense… » Voilà pour la porte d’entrée. Ensuite, la personne peut explorer diverses dimensions de sa psyché, puis en ressortir et mener une vie normale… Dans un premier temps, Bertrand Piccard a mis à profit l’autohypnose pour s’endormir rapidement, se réveiller plus facilement et dormir moins lorsqu’il a traversé l’Atlantique en ballon, avant d’en faire profiter ses patients…
UNE ARME DE RÉCUPÉRATION MASSIVE…
Sur Solar Impulse, Bertrand Piccard emploie l’autohypnose en deux temps : d’abord, dans une période de préparation – surtout lorsqu’il s’agit de vols de très longue durée – où l’hypnose consiste à « se visualiser dans un état de confort et de sécurité à l’avance », de façon à parer à toute panique en cas de problème technique, de santé, de météo. L’adversité, normalement, déclenche automatiquement une réaction de peur, de panique, de rejet, etc. Ce qu’il faut, c’est changer ce mécanisme. Il faut que l’adversité déclenche spontanément et naturellement un état de recentrage sur soi-même dans lequel on a accès à toutes nos compétences, à toutes nos qualités. Cet entraînement, je le fais au sol. Ensuite, au cours du vol proprement dit, afin de réussir à dissocier son esprit immédiatement de l’état de concentration maximale qu’exige le pilotage pour rentrer, une période de repos très courte (20 minutes maximum) mais extrêmement régénératrice. Quelle est, alors, la méthode qu’il emploie ? « Je tends le poing en avant en sortant le pouce, puis je me concentre sur l’ongle du pouce. Cette focalisation me permet de laisser tomber visuellement tout le reste. Et puis à partir de là, il faut créer une tension dans le poing, une inspiration forte et ensuite, blocage de la respiration. Là, on crispe. Et puis dans le poing, je mets tout ce qui m’énerve, tout ce qui ne va pas, toutes les tensions, tout le stress, toutes les difficultés, toute la fatigue, etc. Et j’écrase, j’écrase, jusqu’au moment où je lâche. Puis le bras tombe, les yeux se roulent en arrière et l’expiration va jusqu’au fond. Alors là, je ne suis plus dans le monde extérieur. Je suis dans le monde intérieur. Je peux alors me conditionner pour me reposer, pour me détendre, pour dormir un moment, etc. Puis ensuite, au bout de 20 minutes de toute façon, Il y a le réveil qui sonne et si le réveil ne sonne pas, il y a le centre de contrôle à Monaco qui a un gros bouton rouge, et quand ils appuient dessus, je vous promets que ça hurle dans le cockpit avec une sirène terrible ! »
… PLUS QUE JAMAIS INDISPENSABLE, À NOTRE ÉPOQUE
Lorsqu’on lui demande s’il réussirait à mener ces vols périlleux sans recours à l’autohypnose, Bertrand Piccard insiste moins sur la méthode que sur son but : se recentrer à l’intérieur de soi-même. « Et ça, c’est fondamental, que ce soit dans Solar Impulse, dans la vie de tous les jours ou dans les moments où je suis avec les patients. C’est surtout une question de recentrage sur l’essentiel. Et dans notre monde, on ne nous apprend pas tellement ça, mais au contraire, à nous disperser : à avoir nos réseaux sociaux, notre téléphone, notre ordinateur en marche, etc. Et ça ne veut pas dire qu’on fait bien le tout. Ce n’est pas du multi-tasking, c’est de la dispersion ! Et je pense qu’on gaspille beaucoup d’énergie parce qu’on ne se concentre plus sur rien. Il faut accepter ça, mais il faut aussi, alors, en contrepartie, apprendre à se recentrer complètement sur soi-même, à être en contact avec son monde intérieur, à sentir ce qui s’y passe, quelles sont nos idées, nos émotions, ce qui se passe dans notre corps. Et puis, surtout, augmenter cette conscience d’exister dans l’instant présent. » À l’heure du tout-technologique, le propos de Bertrand Piccard paraît aussi humble que sage : développer sa spiritualité est autant un moyen de maîtriser cette technologie… que de s’en affranchir. Une leçon de haut-vol !